Évidemment, il n’y a pas de solution miracle pour endiguer la fuite des cerveaux, une tendance mondiale qui a débuté il y a plus de 60 ans. Mais au lendemain de la révolution, la pression migratoire a augmenté et devrait s’intensifier à cause d’une conjoncture économique morose et difficile où les jeunes peinent à trouver un emploi.
Pendant les deux dernières décennies, le phénomène de la fuite des cerveaux, un problème toujours non résolu, est marqué par le nombre croissant de cadres tunisiens partis à l’étranger. Pire encore, dans une économie basée sur la connaissance et la technologie, cette émigration est d’autant plus préoccupante qu’elle pénalise la nouvelle économie. L’impact de ces départs en masse est, donc, colossal sur l’économie nationale, qui ne peut qu’assister à l’exil de ses élites et espérer qu’ils reviennent.
Mais malgré un grand nombre d’études sur ses effets, personne n’était capable d’estimer le coût réel de la fuite des cerveaux. La Tunisie, fortement touchée par ce phénomène, doit réfléchir à une véritable stratégie de retour potentiel des cerveaux, et fournir les efforts nécessaires pour l’appliquer, car cette fuite a un impact macroéconomique considérable. Selon les experts, le manque à gagner, estimé à plus de 4.5 milliards de dinars, est principalement d’ordre fiscal, car ces personnes ont bénéficié du service public, de la compensation, de la formation, de la santé…dont le coût annuel est estimé à 50 mille dinars à ne compter que l’enseignement supérieur.
Les femmes ont leur mot à dire
Le docteur en économie et directeur administratif et financier de Les invest-tunisia, Kais Samet, estime qu’en Tunisie, c’est seulement à partir de l’année 2000 que l’Office des Tunisiens à l’étranger (OTE) a commencé à fournir des données sur le nombre des émigrés tunisiens à l’étranger, et en particulier de leurs compétences. Selon les chiffres annoncés, les cadres tunisiens établis à l’étranger sont répartis en six catégories selon l’ordre suivant : enseignants et chercheurs, ingénieurs et architectes, médecins et pharmaciens, informaticiens, avocats et autres. Leur nombre a nettement augmenté. La Tunisie a enregistré, depuis 2011, la migration de 95.000 personnes dont 84 % , dans les filières de la médecine, de l’ingénierie, de l’informatique et de l’enseignement supérieur. En outre, il faut noter que l’Europe se trouve en tête des régions de destination, suivie par l’Amérique du Nord.
A cela s’ajoute une nouvelle tendance qui se confirme du jour au lendemain: la féminisation de plus en plus importante des hauts cadres tunisiens qui émigrent. Selon les chiffres annoncés par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), en 2017, parmi les 257,7 millions de migrants internationaux, 124,6 millions sont des femmes. Cela représente 48,8 % des migrants internationaux par le monde. Les migrants, en particulier les femmes, ont des taux d’activité plus élevés que les non-migrantes. Les migrants représentent 3,4 % de la population mondiale totale. Cependant, les travailleurs migrants constituent une proportion plus élevée (4,4 %) de l’ensemble des travailleurs. Cela illustre un taux d’activité plus élevé pour les migrants (72,7 %) que pour les non-migrants (63,9 %). Cette différence est liée au fait que les femmes migrantes travaillent davantage que les femmes non-migrantes (67,0 % contre 50,8 %), tandis que le taux d’activité est pratiquement équivalent entre les hommes non migrants et les hommes migrants (78,0 % contre 77,2 %).
Pour la Tunisie, selon les chiffres annoncés par l’OTE, en moyenne, la part des femmes tunisiennes dans la fuite des cerveaux est de 15 %, constituant une part assez importante qui va sûrement augmenter dans un contexte où la fuite commence à s’inscrire dans les habitudes de notre société. Comme pour les hommes, les catégories socioprofessionnelles les plus intéressées par la migration demeurent les enseignants et chercheurs et les autres cadres. L’Europe demeure la principale région de destination de ces cadres féminins, suivie par l’Amérique du Nord. Le choix de ces deux régions de destination, l’Europe et l’Amérique du Nord, s’explique essentiellement par quatre raisons : les liens forts entretenus par la Tunisie avec les régions d’Europe et d’Amérique du Nord, leur niveau technologiquement avancé, la proximité géographique (surtout avec l’Europe) et les meilleures conditions de vie.
Pourquoi reviennent-ils en Tunisie ?
Samet affirme que la fuite des cerveaux tunisiens a un effet direct sur l’économie nationale : la dépréciation du capital humain, et donc la réduction de la croissance économique, à cause du manque à gagner qui peut en résulter pour la Tunisie. Toutefois, la fuite des cerveaux dont sont victimes certains pays devient un gain de cerveaux pour les pays qui en bénéficient. Cette nouvelle ligne de pensée a conduit un nombre croissant de pays en développement à considérer leur diaspora qualifiée comme un actif (et non comme une perte) pouvant être bénéfique pour leur développement. De nombreux observateurs affirment que les transferts de connaissances ou de technologie sont la principale voie pour les pays en développement, dans laquelle les émigrés hautement qualifiés ont un grand rôle à jouer.
Samet souligne l’existence des deux stratégies alternatives pour les émigrés. D’une part, «l’option retour » est l’aboutissement logique d’une “stratégie calculée”, dans laquelle les immigrés épargnent et développent des compétences à l’étranger pouvant être utilisées dans leur pays d’origine. D’ailleurs, les migrants de retour ont des ressources financières et humaines importantes. Ils contribuent à l’économie domestique, particulièrement en investissant à domicile.
D’autre part, « l’option diaspora » a pour objectif de créer des canaux liant les expatriés au développement de leur pays d’origine, sans présager d’un retour physique temporaire ou permanent. Ces canaux sont, tout d’abord, les transferts de fonds (flux financiers compensatoires du manque à gagner). Selon l’OTE, les transferts des Tunisiens à l’étranger atteignent une moyenne annuelle de 1,1 milliard de dinars, dont 76 % sous forme de transferts financiers, ce qui constitue la quatrième source de devises du pays et représente 5 % du PIB et 23 % de l’épargne nationale. Bien que ces données chiffrées revêtent un aspect général dans la mesure où elles ne sont pas caractéristiques des cadres tunisiens à l’étranger, elles indiquent l’importance des transferts financiers des Tunisiens à l’étranger vers leur pays d’origine. En outre, l’augmentation des transferts montre l’intérêt porté par les Tunisiens résidents à l’étranger au développement de l’économie de leur pays natal, un intérêt qui ne cesse de s’amplifier.
D’après l’économiste, les pays du Sud de la Méditerranée, souffrant de la fuite des cerveaux, sont censés tirer trois types de bénéfices économiques : les transferts de fonds, le transfert de technologie et le retour de travailleurs avec des compétences améliorées. Par conséquent, la diaspora est considérée comme une banque des cerveaux.
Ce qu’il faut retenir…
Les résultats d’une étude réalisée en 2014 sur la fuite des cerveaux en Tunisie et son impact sur l’économie tunisienne entre 2000 et 2010, soit durant la décennie qui précède la révolution tunisienne, plaident en faveur du gain de cerveaux, option retour et option diaspora incluses, dans le transfert de la technologie du Nord (Europe) vers la Tunisie. «L’effet compétence », en tant que moteur pour la croissance économique, laisse apparaître l’implication de certaines catégories de compétences (enseignants et chercheurs, et autres cadres) dans le développement de l’économie nationale.
Ces résultats seraient à vérifier pour les autres catégories de compétences tunisiennes à l’étranger, telles que les ingénieurs et les architectes, les médecins et les pharmaciens, les informaticiens et les avocats, qui ne sont pas encore impliquées dans le développement de leur pays d’origine.
Cependant, dans la période postrévolutionnaire, on enregistre une nette augmentation des cadres tunisiens, passant de 7.234 en 2010 à 8.200 en 2018, ce qui montre que la révolution tunisienne a encouragé l’exode des personnels qualifiés. En effet, la période transitoire qu’a connue la Tunisie était caractérisée par l’insécurité et l’instabilité politique, ce qui ne contribuait pas à retenir les cadres tunisiens. En dépit du nombre de plus en plus important de compétences tunisiennes qui fuient vers l’étranger, en particulier des enseignants, des chercheurs et autres cadres, indépendamment de leur sexe, la Tunisie a pu en tirer profit avant la révolution. Cependant, dans la période postrévolutionnaire qui s’ouvre, la Tunisie ne pourra bénéficier de tous ses cadres sur le plan économique qu’à moyen ou à plus long terme.